Une ambition culturelle européenne

Une ambition culturelle européenne

 

E pluribus unun : pour une nouvelle ambition culturelle en Europe

En écoutant la voix habitée d’André Malraux au pied du Parthénon, le 28 mai 1959, rendre hommage à la civilisation grecque et à son apport à la culture européenne et universelle, comment ne pas s’émouvoir, de voir une culture aussi magnifiquement célébrée, incarnée par une voix, un souffle, la mobilisation intense des sens et de la raison ?

Ce souffle semble loin au moment de demander à nos concitoyens ce que la construction européenne leur évoque… Qu’ils la défendent ou la condamnent, l’Union éveille davantage au fond de nous le glacis froid d’institutions complexes et désincarnées, de grands projets économiques, financiers ou commerciaux et un langage technocratique dont le soubassement juridique n’évoque ni la prose de Goethe, ni celles de Cervantes, d’Hugo ou de Kundera. Les pères fondateurs de l’Europe pensaient que l’intégration économique produirait presque mécaniquement l’intégration politique et culturelle, et leurs successeurs ont semble-t-il mis la charrue avant les bœufs, en dotant l’UE d’un hymne et d’un drapeau avant de se préoccuper du sentiment d’appartenance de celles et ceux qui devaient être amenés à le chanter ou à le brandir.
C’est ici que le bât blesse puisque si, comme le répète Jacques Delors, « on ne tombe pas amoureux d’un marché unique », le déficit d’investissement émotionnel des institutions européennes par les citoyens du Vieux Continent nous pousse à affirmer la nécessité d’une ambition culturelle européenne puissante et renouvelée.

L’Europe est la culture

Sans la culture, sans un grand récit commun, sans éveiller le sentiment d’appartenir à un tout à la fois empli de diversité et de ressemblances, ce sont les ennemis de notre Europe qui l’emporteront. Tout en affaiblissant le peuple ukrainien par les armes, Vladimir Poutine n’a pas hésité ces dernières années à remettre en cause l’existence d’une culture voire d’une identité propre à l’Ukraine. De la même façon, nos adversaires n’hésiteront jamais à jouer de nos divergences et à remettre en cause l’idée même d’une culture européenne.
Face aux soubresauts d’un monde inamical, l’Europe doit enfin s’engager dans cette « bataille des récits » qu’appelait récemment de ses vœux le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères, Josep Borrell.

Pourtant, si la culture n’occupe qu’une part infime du budget de l’Union, il est faux de dire que nos institutions n’ont rien fait pour mettre en avant les arts, le patrimoine et les échanges interculturels sur notre continent.
Des capitales européennes de la culture au portail numérique du patrimoine européen Europeana, du prix LUX qui encourage la création cinématographique sur notre continent au programme Erasmus qui a permis à plus de douze millions de jeunes Européens depuis sa création de passer une partie de leurs études dans un autre pays de l’Union, de la directive protégeant le droit d’auteur dans le marché unique numérique à la chaîne de télévision franco-allemande Arte, nombreuses sont les initiatives qui permettent l’affermissement d’une véritable culture européenne.
Cependant, l’ensemble de ces actions ne suffisent plus et l’ambition culturelle européenne doit passer une nouvelle vitesse en s’ancrant dans la devise de l’UE : « unie dans la diversité ».

Chérir la diversité

La pluralité des cultures au sein de l’Europe n’est pas un obstacle à l’affirmation d’une véritable culture européenne : c’est une chance. L’expérience de l’altérité nous aide à mieux nous comprendre nous-mêmes et permet d’atteindre l’universel. Cette conviction est l’une des pierres fondamentales de l’humanisme – l’un des grands courants intellectuels européens, auquel le nom d’Érasme reste à jamais attaché.
Parce qu’Attila József est un poète profondément hongrois, Verdi un compositeur tellement italien ou Vermeer un peintre pleinement néerlandais, ils sont tous aussi foncièrement Européens. L’idée d’Europe s’insère justement dans ce lien intime entre le particulier, le national et l’universel.

Un Corse ne sera jamais un Alsacien ou un Breton ? Rien n’est moins grave et ils font tous partie de ces « France cousues ensemble », pour reprendre l’expression de l’historien Fernand Braudel, qui adhèrent à un projet politique immense, en dépit de leurs différences. De la même façon, un Letton n’est pas un Irlandais ou un Belge – et c’est tant mieux ! C’est cette diversité qui constitue l’idée même d’Europe. En promouvant la diversité des cultures et des particularités nationales, l’UE met en avant une version vivante de la culture, capable d’intégrer l’altérité.

Chercher le commun

Ce chérissement de la diversité ne doit pas empêcher de chercher et même de promouvoir l’existence de traits communs aux différentes cultures européennes.
On se souviendra ici, avec bonheur, des cinq éléments de l’identité européenne relevés par Georges Steiner : les cafés, où furent imaginés les grandes révolutions esthétiques et idéologiques de notre continent ; un paysage praticable, hospitalier, qui rapproche les peuples plus qu’ils ne les isolent ; le baptême de nos rues et de nos places du nom de grands hommes d’État, de scientifiques ou d’artistes, qui font de notre continent un vaste lieu de mémoire ; le fait de descendre à la fois d’Athènes et de Jérusalem, de la raison et de la foi, dont les héritages se disputent autant qu’elles dialoguent ; la perpétuelle conscience de sa propre finitude, enfin, qui hante les esprits européens, bien avant que l’Europe ne connaisse les périls des totalitarismes qui marqueront au fer rouge nos consciences.
Il existe bien un socle commun à la culture européenne, qui fait que l’on retrouve toujours un peu de nous en parcourant les rues, les théâtres, les universités, les monastères, les cafés, les châteaux ou les marchés de notre continent. Au-delà de ces éléments existants, à chérir et à transmettre, la grande ambition culturelle de notre siècle doit être de promouvoir la création transnationale en Europe, afin de développer ce sentiment d’appartenance à une aventure commune, pleine de spécificités nationales.

Une culture à hauteur de femmes et d’hommes

De nombreuses propositions viennent enrichir le contenu de ce que pourrait être la nouvelle ambition culturelle de l’Europe. Je voudrai mettre en avant un point qui me semble fondamental : aucune politique culturelle européenne sérieuse ne peut exister sans se développer à hauteur des hommes et des femmes qui font l’Europe, sans embarquer chacun de ses territoires – y compris et surtout ceux qui sont les plus rétifs à la construction européenne.

Ainsi, je souscris à la proposition d’Umberto Eco qui voulait « un Erasmus pour les chauffeurs de taxi, les plombiers et d’autres professions d’ouvriers ». Si le programme à destination des étudiants de notre continent est une indubitable réussite, elle profite encore trop souvent à une jeunesse déjà favorisée des capitales et des grandes villes européennes. Nous gagnerons la bataille des récits lorsque toutes les classes sociales seront embarqués dans le projet européen, et qu’aucune n’aura le sentiment de le vivre isolé, en simple spectateur.
De la même façon, aucun de nos territoires ne doit être oublié. Reprenant les traits communs de l’identité européenne de Steiner, l’écrivain italien Giuliano da Empoli proposait de mailler nos territoires ruraux et périurbains d’Europa-cafés, lieux de rencontre et de débats. De nombreux autres projets culturels peuvent voir le jour afin que l’idée européenne infuse et s’incarne dans les territoires les plus éloignés des grands pôles urbains.

Enfin, l’Europe de la culture n’est pas seulement celle des arts ou du patrimoine. Le continuel rapprochement avec nos voisins doit passer par le fait de mieux connaître leurs traditions, leurs langues, leur gastronomie et tous les aspects identitaires qui structurent leurs choix et leurs représentations. L’Europe de la culture c’est aussi celle de la vie quotidienne, des peurs ancestrales, des imaginaires collectifs et des constructions sociales. À ce titre, je salue l’initiative de l’ancien commissaire européen Pascal Lamy, qui a commencé à mettre sur pied, avec l’anthropologue Marc Abélès, un réseau de Chaires d’anthropologie de l’Europe contemporaine, afin de ne pas « laisser la passion aux mains de ceux qui la manipulent pour détruire le projet européen ».

Les années à venir seront fondamentales et passionnantes. Plus que jamais, nous voyons qu’avoir sous-investi le champ culturel fragilise la puissance de l’Europe dans le monde. Pourtant, rien n’est perdu. Comme le soulignait le prix Nobel de littérature espagnol (et académicien français) Mario Vargas Llosa, « l’Europe est, dans le monde d’aujourd’hui, le seul grand projet internationaliste et démocratique qui est en cours et qui, malgré tous les défauts qu’on peut lui reprocher, continue d’avancer ». Elle avance riche d’un héritage culturel exceptionnel et dans lequel chaque citoyen européen peut se retrouver.
Si cette ambition culturelle européenne irrigue tous les territoires et ne laisse personne sur le bas-côté, si l’imaginaire charrié par l’Union fait davantage naître l’allégresse que l’ennui, si notre Europe assume ses diversités tout en cherchant l’universel, alors nous serons bien plus forts et nous réaliserons pleinement le rêve de celles et ceux qui ont rêvé d’une Europe de la culture à échelle humaine.